Tous tes enfants dispersés - Beata Umbyeyi Mairesse | Édition J’ai Lu

Plus tard, je crois que je voudrais faire ça, tu sais, raconter des histoires, pour tuer le temps qui assassine les gens qu'on aime, pour tracer des virgules entre hier et demain. Maman m'a aussi expliqué qu'en kinyarwanda c'est le même mot pour dire hier et demain, ejo. C'est fort. (...) Ejo, hier et demain, c'est ton temps et mon temps réunis dans le même mot. Tu vois, on est toujours ensemble.

J’ai lu beaucoup de livres ayant pour thématique le génocide des Tutsi de 1994. 

C’est le premier qui aborde également l’afroféminisme et la question identitaire sous le prisme générationnel. Cela l’a rendu plus poignant et intéressant encore. 

Trois générations, donc, portées par les récits d’Immaculata, la mère, Blanche, sa fille, et Stokely, son petit fils. 

Dans ce récit à 3 voix, on parle sans détour des conséquences de la guerre pour les survivants. Même si le secret est en toile de fond, l’auteur ne fait pas l’impasse sur la description des blessures psychologiques que la guerre produit. La guerre peut bien s’être arrêtée sur le front, elle se poursuit pour les survivants. Il faut continuer de se battre pour vivre tant bien que mal, malgré les atrocités vues, connues ou subites. Il faut construire son bonheur et s’autoriser à le vivre, malgré le voile du deuil qui reste omniprésent, porté par les êtres absents comme par ceux qui les ont massacrés, mais se dédouanent de toutes responsabilités. Comment trouver sa place dans un monde qui a fermé les yeux alors que des centaines de milliers d’âmes disparaissaient ? Le génocide des Tutsi date de 1994, mais cette question reste pour autant plus que contemporaine au regard de l’actualité du moment. 

La question du racisme est bien évidemment également traitée.

C’est elle, la pierre angulaire du roman : la haine de l’autre, même lorsqu’il a la même couleur de peau. Quelle est notre place au sein d’une communauté dans laquelle on a grandi, mais qui nous expulse puis nous tue selon des critères socio-économiques ? Ensuite, quelle est notre place lorsqu’on arrive dans le pays qui a participé à rendre cette guerre et ce génocide possible ? Quelle est notre place, quel que soit le pays, lorsque la couleur de peau de nos géniteurs est différente et qu’on est le fruit de ce mélange ? 

La question de l’identité et omniprésente. 

Et puis, quelle est la place de la femme au sein d’une société portée par les traditions, où sa voix n’est autorisée que si elle va dans le sens des codes de conduites imposés qui l’enchainent ? Que doit faire une femme lorsque l’amour la conduit à franchir les frontières interdites entre classes et ethnies ? 

À ces questions identitaires s’est ajoutée une autre que j’ai trouvé particulièrement intéressante : celle de la charge historique et culturelle de l’enfant par rapport à ses parents, ses ancêtres, mais également par rapport à son héritage binational.

Doit-on être investi d’une mission et avoir le fardeau ou l’honneur de continuer à transmettre une culture qui parfois nous est étrangère ? La culture d’un pays dont les habitants nous ont reniés, ou nous regardent en étranger lorsque nous revenons après tant d’années ? Qu’est-on en droit de revendiquer quant à notre appartenance, lorsqu’on ne sait pas d’où l’on vient ?

Et que penser de ceux qui, par peur de ne pas savoir d’où ils viennent et qui ils sont, de ne pas se sentir légitimes d’être admis au sein d’une communauté opprimée, choisissent de se parer d’une nouvelle identité.

Une identité qui leur semble plus à même de les aider à se faire accepter ? Doit-on se travestir pour avoir le droit de renouer avec les siens ? À quel point doit-on être noir pour avoir le droit de lutter pour des causes afrodescendantes et défendre ces droits fondamentaux ? Ces interrogations sont un aperçu de toutes les questions évoquées dans cet ouvrage à travers la parole des femmes, mais également celle des hommes.

L’histoire de cette famille se raconte à travers les yeux des trois protagonistes, permettant ainsi d’obtenir des réponses au fur et à mesure de la lecture. 

Cela permet aussi de recoller les pièces du puzzle que constitue leur famille et de mieux comprendre les sentiments de chacun face à l’atrocité de la guerre. On se laissera également portée tout au long de la lecture par la poésie des mots et des images qui viennent habiller les mots et les images qui fleurissent dans notre cerveau. Elle y trouve également sa place dans les chants fredonnés en berceuse à un enfant qui ignore tout du passé tragique de sa famille. Ces chansons réconfortantes, permettant de maintenir un lien, même ténu avec son pays d’origine, ses richesses, sa langue, sa force. Ces chansons, anodines, au demeurant, mais qu’on transmet de génération en génération comme le plus précieux des trésors.

C’est un moment tendre et douloureux à la fois que de lire « Tous tes enfants dispersés ». C’est un beau roman authentique et touchant qui ravivera peut-être des plaies, mais en guérira beaucoup également. 

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