Création et artistes racisés : comment et pourquoi se raconter ?

Si tu suis mon actualité sur les réseaux sociaux, tu sais que j’ai débuté l’écriture de mon 3e manuscrit. Celui-ci sera centré sur les thématiques de l’identité, en tant que personne immigrée. Je suis actuellement dans la phase de recherches. Je lis beaucoup d’ouvrages, d’articles sur l’histoire de l’Afrique, sur l’afroféminisme, sur les questions de races et autres thématiques relatives à ce que je suis : une femme noire, écrivaine, née ailleurs vivant en France.

C’est pourquoi j’ai tenu à me rendre à la table ronde animée par Aya Cissoko dans le cadre de sa résidence à la bibliothèque Assia Djebar. La table ronde s’est articulée autour de la question de la création par les artistes racisés avec les intervenants suivant : Grace Ly, Rokhaya Diallo, Bintou Dembélé, Sherine Soliman et Alice Diop (le CV de chacun est indiqué plus bas dans mon article).

Dans une première partie, je te partage les questions posées par Aya Cissoko et les quelques notes synthétiques que j’ai prises à l’écoute des réponses partagées. Et dans une seconde partie, je te fais part de mon ressenti ! Attention, ma prise de note est succincte et centrée sur les éléments nécessaires à ma réflexion pour mon 3e ouvrage. D’autres choses ont été dites, mais je n’ai pas pu tout noter !

Aya Cissoko : Quand et pourquoi décide-t-on de créer ?

Bintou Dembélé : J’ai commencé à danser pour dépasser ma timidité. Danser pour exprimer le feu en moi, parce que je n’ai pas d’autre choix, ce feu doit sortir si je ne veux pas qu’il me consume. Le garder, c’est risque de s’aliéner, c’est être étrangère à moi-même. C’est se refuser le droit de se raconter et de dénoncer ce qui créé et nourrit ce feu.

Alice Diop : Pour elle, c’est l’année 2005 qui a été le déclencheur de sa création. Une année marquée pas le meurtre des adolescents Zyed et Bouna, 17 ans qui crée en elle un devoir d’urgence : celui de partager au monde la véritable histoire, le véritable message derrière les émeutes. Là où les médias comptabilisent le nombre de voitures volées, elle, plus lucide, y comprends le cri, la frustration, et la douleur d’une jeunesse poussée à bout, une fois de trop.

C’est aussi cette année, mais en particulier l’année 2003 au cours de laquelle la loi sur la laïcité est validée, qui marque la création pour Rokhaya Diallo. Voir des hommes blancs en costume cravate, dicter à d’autres la manière dont ils ont le droit ou non de s’habiller – et donc cette absence flagrante des personnes concernées à la table de ces soi-disant discussions – choque Rokhahya. En réponse, à ça et à d’autres formes d’injustice toujours plus nombreuses, elle crée en 2007 l’association « les indivisibles » connue notamment pour sa cérémonie de remise de prix des propos les plus racistes.  

Pour Grace Ly, c’est l’entre deux dans lequel la société la catégorise constamment – ni noir, ni blanche – qui l’enjoint à prendre la plume en créant un blog en 2011 « la petite banane » du surnom dont on l’affublait enfant, car née en France, mais originaire d’Asie. Ça et le fait de voir ses propres enfants, encore victime des mêmes discriminations et propos racistes, plusieurs dizaines d’années après qu’elle-même l’ait subit.

Quant à Sherine Soliman, c’est un défi lancé par l’un de ses élèves qui a fait de lui un écrivain : de l’écriture de quelques lignes en rimes pour parler de lui, il en vient à tout un livre autopublié dans lequel il règle ses comptes avec la France et toutes les personnes ayant tenu, adoptés des propos racistes ou offensants. Le confinement lui permet de créer ce roman musclé par ces thématiques, mais également par ses rimes.

Aya Cissoko : pourquoi ce travail de création provient de nous et de notre besoin de se raconter, d’être toujours dans la souffrance pour le faire ? 

Il y a un devoir de s’approprier nos histoires et de s’extirper du regard de l’autre. C’est comme cette manie de vouloir raconter la colonisation différemment selon le point de vue du colonisateur en essayant d’y trouver des choses positives (Bintou Dembélé). 

À ceux qui avancent ce genre d’arguments, comme celui affirmant que le colon aurait permis à ces autochtones d’avoir accès à une science, une éducation ou un progrès, Rokhaya Diallo répond : que feriez-vous si je venais chez vous, je refaisais la déco et que je vous disais, « mais si, tu vois c’est bien plus sympa comme ça ! » et que je vous forçais maintenant à vivre dans cet endroit qui n’est pas le vôtre ? Elle continue part ces termes : « C’est important de se raconter, de parler de soi, car nous sommes minorés. En prenant cet espace et en parlant, nous nous redonnons de l’importance. 

Le choix de se raconter par la souffrance n’en est pas vraiment un. C’est ce qui nous constituent. Plus nous aurons la possibilité de nous raconter, plus nous aurons la chance, car c’en est une, de parler d’autres choses que de cette souffrance. Un jour nous pourrons parler de nous comme des survivants (Bintou Dimbélé). 

Sherine Soliman ajoute que la France ne nous laisse pas tant de possibilités que ça de nous raconter. S’il est passé par l’autoédition, c’est parce que ses propos dérangeaient. Il aimerait voir plus de résistants littéraires mis en avant. Et non cette instrumentalisation dont souffrent certains auteurs dont les ouvrages sont plébiscités lorsque, tout en parlant de leur culture, de leur origine ou de leur histoire, ils n’attaquent pas le rôle qu’à jouer la France dans l’instauration d’un racisme systémique. Mis à part le prix Goncourt de cette année, il est rare de voir en tête d’affices des auteur.e.s racisé.e.s ayant écrit des livres pointant clairement du doigt le racisme véhiculé par la France. 

Aya Cissoko : Comment créer, et grader son espace en tant qu’artistes racisés ?

Bintou partage le fait que c’est un combat constant auquel elle est exposée : elle doit toujours se battre pour voir son nom écrit parmi les artistes ayant collaboré pour un projet auquel elle a participé, en l’occurence celui des « Indes galantes ». Parce qu’elle ne veut pas voir son travail volé, dénaturé, elle a refusé la légion d’honneur. Elle a refusé de se soumettre à cette forme de tokenism consistant à faire rayonner des personnes issues des minorités dans un espace afin de justifier d’une égalité des races. Accepter cette récompense à particulier, aurait été d’une certaine manière donner le droit à l’Etat de faire de son oeuvre un bien de la nation. 

Être dépossédée de cet espace peut aussi passer par certaines humiliations comme le fait que, sur la tranche du livre de poche « Ne reste pas à ta place » de Rokhaya Diallo, son nom de famille a été mal écrit.  

Il y a eu ensuite un enchaînement de différentes questions/réponses du public que je résumerai ainsi :

C’est notre devoir, lorsqu’on a la possibilité d’intégrer un espace français d’essayer à notre échelle de le façonner, de le bousculer en y déversant nos combats, notre représentativité et y laisser un pan de notre diversité (en réponse à la question d’une femme noire ayant été acceptée à la comédie française et ne sachant pas si elle y a vraiment sa place ou comment être elle dans un endroit empreint d’autant de préjugés et de mémoire rétrograde)

C’est une vraie souffrance de ne pas connaître nos ancêtres, pas seulement ceux directement issus de notre filiation, mais ceux ayant participé à la construction des luttes raciales en France : peu de personnes connaissent le nom de Toumi Djaidja qui était notre Martin Luther King français, car il a initié une marche (appelé la Marche des beurs) pour l’égalité, rassemblant 100 000 manifestants en 1983 – il y a aussi le nom de Luc St Eloï dont le discours au César en 2000 n’est peut-être déjà plus dans les mémoires puisqu’il ne revient en tête que parce Aïssa Magda à son tour rappelle l’urgence de la nécessité de voir plus d’inclusion et de diversité dans le cinéma français (en réponse à la question d’une femme noire, comédienne, au chômage, car confrontée toujours à des propositions de rôles de nounous, ou des clichés comme celui de la maman noire africaine avec plusieurs enfants ne sachant pas bien s’exprimer). Cette volonté constante d’invisibilisation de nos victoires est soulignée par le témoignage d’Alice Diop qui al lendemain de sa réception du prix, elle a constaté que la presse fraise ne le mentionnait pas ou très peu. eçu le prix du film documentaire de la Berlinal 2021 pour son fil « Nous », mais dont ce succès a été peu ou pas relayé par la presse française. Les médias s’étaient plutôt concentrés sur des frivolités comme les tenues de soirée de certaines actrices françaises. 

Ce que je retiens de cette table ronde : tout comme mon corps, ma couleur est politique. Même si je rejette la manière dont la société me perçoit, cela ne l’empêchera pas de me percevoir comme une femme noire racisée – avant d’être perçue comme une artiste. J’en veux pour preuve cette question que j’ai posée et qui a jeté un petit froid dans l’assistance : comment se créer un espace, prendre place en tant qu’artiste racisés, sans forcément jouer la carte du racisme ? La question m’est venue du fait que pour la énième fois un homme blanc m’a demandé pourquoi je ne parlais pas de racisme dans mon recueil au-delà de nos maux puisque je suis noire. Nous serons rarement perçus par la société comme nous l’espérons. Mais il nous appartient de nous raconter et de choisir la manière, le canal et les thématiques par lesquelles nous souhaitons exprimer ce qui nous constitue. En l’occurence il y a bien quelques textes dans mon premier livre qui parlent de racisme. Mais ce n’est pas tout ce qui me constitue. Et ce n’est certainement pas le message central que je souhaite faire passer avec ce premier livre. Par contre, le 3e y fera une part belle. Car comment pourrais-je parler d’identité dans ce 3e livre, en tant que femme noire née là-bas, mais vivant ici, sans aborder la question du racisme ?

Les intervenantes  et intervenant : 

– Grace Ly ou @frenchgrace : est écrivaine, réalisatrice et animatrice de podcast. Son roman « Jeune fille modèle » (Fayard, 2018) met en scène les désirs et doutes d’une jeune femme vivant dans le treizième arrondissement de Paris. Elle co-anime avec la journaliste Rokhaya Diallo, le podcast « Kiffe ta race » (Binge audio), qui interroge depuis 4 saisons, les questions raciales dans la société française. Le livre éponyme (First, 2002) qu’elles ont co-écrit, porte des clés de réflexion sur l’antiracisme.

– @rokhayadiallo : est une journaliste, autrice et réalisatrice. Elle est aussi éditorialiste pour le Washington post et chercheuse à l’université de Georgetown. Rokhaya Diallo est également chroniqueuse pour la radio RTL et à la télévision pour les chaînes : LCI, BFM et C8.

– Alice Diop : réalise depuis 2005 des documentaires de création diffusés dans des festivals internationaux. Son film « Vers la tendresse » obtient en 2017, le César du meilleur court-métrage. Son dernier film, « Nous », remporte quant à lui, le prix du meilleur documentaire de la Berlinale 2021.

– Bintou Dembélé ou @bintoucierualite : est l’une des pionnières du hip-hop. Elle commence à danser en 1985 et crée depuis 2004. 6 de ses créations seront données en France et à travers le monde. Elle fait son entrée en 2019 à l’Opera de Paris, où elle signe la chorégraphie « Des Indes galantes ».

– Sherine Soliman ou @sherinesoliman.auteur : est auteur et enseignant. On lui doit un premier roman ambitieux et rimé de bout en bout, « Souleymane », publié en auto-édition.